L’Histoire des Ponts Modernes de Constantine.Constantine, sans ses nombreux ponts enjambant l'abîme, est une chose que l'on n'imagine que difficilement. Sans compter l'arc naturel très décoratif mais pratiquement inutilisable, ils sont au nombre de six. Leurs silhouettes familières font si intimement partie du panorama de la cité d'aujourd'hui que rares sont les cartes postales où l'un ou l'autre de ces ponts ne figurerait pas.
Et pourtant, de 1304 à 1792, c'est à dire durant près de cinq siècles, aucune artère carrossable ne franchissait les gorges. Les guerres interminables et les nombreux sièges subis par la Cité du Rocher avaient eu raison des trois ou quatre ponts construits pourtant par les architectes romains en solides pierres de taille.
![]()
Constantine sur le Vieux Rocher entourée par les gorges du RhumelDurant le Moyen Age maghrébin, le réseau des belles routes stratégiques de l'époque de Rome s'était d'ailleurs lui aussi progressivement dégradé parce l'on ne songeait guère à l'entretenir. La circulation sur roues serait même devenue pratiquement inexistante dans tout le pays. A titre de preuve, l'état des rues ou plutôt des ruelles du vieux Constantine, trop étroites, raides et coupées en plusieurs endroits d'escaliers, qui, effectivement, ne devaient guère se prêter à la circulation des voitures mais seulement au portage à dos d'animal.
![]()
Le Pont ElKantara reconstruit par salah Bey en 1792
Salah Bey avait, comme nous avons vu, fait restaurer le pont d'El Kantara en 1792. Oeuvre utile, certes, bien qu'elle ne portât pas bonheur à Salah lui-même. Mais elle manquait de solidité et ne pouvait supporter le trafic de plus en plus dense provoqué par l'essor de la cité après 1837 ainsi que par la construction des nouveaux quartiers de la rive droite.
Aussi, ce qui devait arriver, survint le 18 mars 1857 à 7 heures et demie du matin :
Ce jour-là, un contingent d'infanterie passa sur le pont, suivi d'une ordonnance chevauchant la monture de l'officier de service. Les hommes allaient atteindre la rive droite, lorsque soudain le cheval, au moment de s'engager à son tour sur le tablier, refusa d'avancer.
L'instinct affiné de l'animal était-il alerté par des bruits suspects avant-coureurs imperceptibles aux hommes ? L'ordonnance mit pied à terre et prit le cheval par la bride. Mais celui-ci n'en refusa pas moins obstinément d'avancer. A peine le dernier fantassin eut-il franchi le pont, que ce dernier s'écroula sur une longueur de 21 m avec un fracas épouvantable dans l'abîme, entraînant également dans la chute le siphon adducteur des eaux du Djebel Ouahche.
Il fallut donc songer à réparer au plus vite cette voie essentielle à la circulation, ainsi que le siphon rompu. La solidité de ce qui restait du pont n'inspirant plus confiance, l'on décida de faire place nette à coups de canon.
Le 29 mars 1857 fut pour les Constantinois, qui se rendirent en foule aux gorges, un jour de grand spectacle. Sur la voûte en aval du pont deux pièces d'artillerie étaient mises en batterie, prêtes à ouvrir le feu. A douze heures précises, une première, puis une deuxième décharge ne firent que peu de dégâts, à peine quelques lézardes.Les vieux moellons romains avaient la vie dure. Ce n'est qu'au quarantième coup que les restes du tablier avec le haut des piles s’écroulèrent enfin dans l'abîme au milieu d'un énorme nuage de poussière. La foule poussa une grande clameur, pendant que femmes et filles s'affolaient des nombreux rats et autres bestioles détalant à toute vitesse dans toutes les directions.
Pour une fois, ces gorges, décor de tant de scènes tragiques au cours des siècles, avaient fourni aux Constantinois un divertissement de choix et tout à fait inédit.
Pour plus de sûreté le tablier de l'ancien pont fut remplacé par une arche unique en fer d'une portée de 56 m qui culminait à 120 m au dessus du Rhumel. Au milieu figuraient des deux côtés des écussons avec le millésime 1864 et le « N » napoléonien en l'honneur de l'Empereur que l'on tenait à honorer et remercier pour l'encouragement et l'aide matérielle qu'il apportait aux grands projets d'urbanisme en voie d'exécution.
Lorsque Napoléon III en personne passa le pont en landeau découvert lors de sa visite à Constantine le 29 mai 1864, il lança un coup d'oeil admiratif dans les gorges, tout en répondant avec une grande affabilité aux vivats enthousiastes de la foule jallonnant son parcours.
L'inauguration de l’oeuvre ne put cependant avoir lieu qu'en 1867. Ce fut malheureusement aussi l'année des sauterelles et de la sècheresse totale. Celle-ci mit les gorges presque complètement à sec et provoqua une famine terriblement meurtrière dans toute l'Algérie. A Constantine, pendant longtemps, les gorges restèrent nettes de toute charogne et de nombreux affamés y pêchaient tout ce qui pouvait sembler tant soit peu comestible.
Quant au nouveau pont, que l'on croyait à l'abri de toute nouvelle catastrophe, il devait encore faire parler de lui : Deux ans plus tard, alors que l'on construisait la gare actuelle sur les vestiges de l'amphithéâtre romain, un rouleau compresseur défonça à nouveau le tablier du pont et tomba avec son attelage dans l’abîme.Enfin, en 1952, la balustrade côté amont s'écroula en partie dans les gorges où les morceaux de fonte firent plusieurs victimes, entre autre un brave pêcheur à la ligne qui avait eu la malencontreuse idée d'aller ce jour-là taquiner le goujon du Rhumel (car il y en a !) juste au-dessous du pont.
La municipalité profita de l'accident pour non seulement rétablir la rampe en plus solide, mais élargir aussi le tablier afin de l'adapter à un trafic de plus en plus intense. Comme aux temps de la Cirta romaine, ce problème de la circulation ne se posait pas seulement pour les artères aboutissant à El Kantara.
![]()
Le Pont du Diable et le Mausolé de Sidi RachedA Sidi Rached, le pont du Diable qui avait été construit vers 1850, se révélait également très insuffisant au passage des véhicules.
Cette fois l'on n'hésita pas à faire aussi grand et aussi résistant que possible. Mais il fallait en outre respecter dans la mesure du possible le pittoresque décor du Vieux Constantine avec la vénérable petite mosquée de Sidi Rached, les maisons peintes en bleu ciel (la couleur des dje noun bénéfiques) du vieux quartier indigène avec leurs nids de cigognes. Le pont contourna ou plutôt encadra donc tout cela d'une gigantesque courbe de 447 mètres de long comprenant de nombreuses arches dont celle du centre, d'une portée de 70 mètres, culmine à une centaine de mètres au-dessus du Rhumel.
L'Arche centrale du Pont Sidi Rached en Construction
Les architectes romains qui n'avaient atteint à cet endroit que 22,50 m d'envergure avec 60 de hauteur étaient largement battus. Quant aux propriétaires des vieilles maisons arabes exposées à la curiosité des promeneurs flânant sur les arches aériennes, ils abritèrent leurs courettes derrière des écrans de clayonnages.
Le Pont Suspendu de Sidi Mcid reliant la Casbah à l'hôpital
En même temps qu’à Sidi Rached, nos ingénieurs des Ponts et Chaussées poussaient activement l'achèvement d'une construction moins massive mais plus hardie et plus aérienne encore, le pont suspendu de Sidi M'Cid,
Ce fut très spectaculaire.
De nombreux Constantinois allaient admirer avec des frissons de vertige les ouvriers spécialistes qui, après avoir tendu les grands câbles porteurs, se trouvaient perchés au dessus de 175 m d'abîme pour ajuster une à une les pièces métalliques de la super structure, jusqu'au jour où les deux moitiés du tablier purent se joindre au milieu.
Le pont de Sidi Rached, ceinturant le sud de la Vieille VilleAchevés simultanément, les deux ponts furent solennellement inaugurés le 19 avril 1912. Ce fut la fête de la plus belle victoire que le génie de l'homme a remportée sur l'abîme des gorges. Désormais, celui-ci, malgré sa profondeur vertigineuse - l'on pourrait aisément caser la flèche de la cathédrale de Strasbourg (147 m.) sous le tablier de Sidi M'Cid - n'oppose plus aucune entrave à la circulation. En outre, du haut des ponts, le visiteur peut sonder sans efforts sinon sans vertige - le mystère des abîmes et méditer sur un long passé durant lequel aucun pont ne permettait de passer d'une rive à l'autre parce que l'on préférait la sécurité du fossé défensif au confort des communications.
Sur les piles des deux ponts, des plaques commémoratives avaient été apposées, mentionnant le mérite des ingénieurs et ouvriers constructeurs et les nombreuses personnalités officielles qui procédèrent à l'inauguration.
Mentionnons encore « le Pont des Chutes» (1928) - d'où l'on peut à loisir admirer, d'un côté la grande cascade, et de l'autre, la plus belle vue sur les gorges, surtout quand le soleil couchant transfigure l'arc naturel et la falaise du Kef Chekora de ses reflets d'or - et, pour terminer cette longue histoire des ponts, la passerelle suspendue de Perrégaux à côté de la Médersa. Malgré ses proportions plus modestes, cette construction quelque peu oscillante sous le pas des piétons, permet de beaux coups d'oeil sur la partie centrale des gorges et les vestiges romains (pont et aqueduc) ainsi que le hammam de Salah Bey au fond du ravin.
L'aménagement architectural des gorges comporte encore d'autres réalisations comme la conduite d’eau remplaçant l’ancienne seguia romaine et turque par une galerie et un réservoir de 4 m de hauteur sur 3 de large et 80 de long - véritable «travail de romain» - creusée à grands frais dans la falaise de la rive gauche, aux abords de l'arc naturel.
Il faut mentionner aussi le fameux Boulevard de l'Abîme, commencé en 1912, l'année même de l'achèvement du pont de Sidi M'Cid, où il aboutit après avoir longé le grandiose cirque rocheux à la sortie des gorges.
![]()
Le Monument aux Morts de 1914-18, réplique de l'arc de triomphe de Trajan à Timgad, vint symboliquement couronner le rocher en face de la Casbah.
La Victoire géante, qui déploie largement ses ailes sur le faîte de l'édifice, semble évoquer non seulement les triomphes des armées coloniales mais aussi ceux que les ingénieurs bâtisseurs remportèrent sur l'abîme.