Le Siège de Constantine Par les Pirates d'Ibn Rania en 1185.

Voici les faits relatés par le chroniqueur Ibn Kounfoud :

« Sorti en 1185 de son repaire des Baléares, le chef pirate Ibn Rania, profitant de l'heure de la prière, avait surpris et pillé la ville d'En Nassiriya (Bejaia). Ce succès l'encouragea à razzier aussi l'intérieur du pays. Exploitant habilement les rivalités entre tribus, il gagna l'alliance des Beni Hilal et des Soleïm et vint mettre le siège devant Constantine. »

« Vu la résistance acharnée de la cité, il tenta finalement de l'assoiffer en détournant les eaux du Rhumel au moyen d'un barrage dressé à l'entrée des gorges. Vainement l'on fit monter sur la mosquée de Sidi Rached un magicien afin de conjurer le péril par des formules maléfiques. C'est alors qu'intervint le marabout Sidi Ali Ben Makhlouf, l'ermite des gorges que la légende fait vivre miraculeusement grâce à un serpent ravitailleur dans une grotte située sous la grande voûte. »

« Avant de se fixer à Ksantina, le saint homme avait vainement prêché aux tribus maghrébines la fraternité entre les hommes, seul remède aux terribles maux qu'engendre la guerre fratricide. Mais personne n'avait voulu l'écouter. »

« Sollicité maintenant par les Constantinois mourant de soif car même les sources au fond des gorges s'étaient taries au cours d'un été particulièrement torride Sidi Ali Ben Makhlouf voulut bien intercéder quand même pour eux auprès d'Allah. Avec la foule exaltée venue près de sa caverne sous la grande voûte, le saint homme prie avec instance longuement et avec tant de ferveur que le miracle s'accomplit. Ce n'était peut être qu'une coïncidence miraculeuse : mais un gros orage vint crever au dessus de la cité assiégée et déversa sur elle une pluie si abondante que les citernes se remplirent, de sorte que les pirates durent bientôt lever le siège. »


Au cours de son histoire de plus de deux millénaires parfois fort mouvementés, le Rocher a été creusé dans tous les sens pour l'aménagement de citernes avec canaux d'adduction ou distributeurs, d'égouts, de souterrains stratégiques, de tombeaux et de cachettes pour y enfouir des trésors, comme par exemple celui d'Ahmed Bey en 1837.

Le Rocher abrite enfin plusieurs cavernes naturelles, oeuvre des eaux d'infiltration (érosion Karstique) dont une, située au dessous de l'Hôtel de Ville, est tapissée de stalactites argentées se reflétant dans une nappe d'eau. Certaines de ces caves naturelles ont servi, à l'époque hilalienne, de silos pour stocker du blé. La topographie souterraine de Constantine n'a certainement pas encore livré tous ses secrets et les hasards de l'avenir pourraient encore réserver des découvertes intéressantes.


Constantine Assiégée par le Sultan de Bougie Abou El Baka en 1304.

Les gorges, une fois encore, devaient jouer un rôle capital au cours du siège de cette année. Durant ces longs « siècles obscurs du Maghreb », les destinées de la cité du Rocher furent bien incertaines et changeantes. La situation politique surtout était très embrouillée.

Au début du 14e siècle, Ksantina était devenu la capitale de l'une des provinces occidentales de l'Empire des sultans hafsides de Tunis. Mais les gouverneurs de la forteresse manifestaient volontiers des appétits d'indépendance, ou bien, quand ils y trouvaient leur avantage, se reconnaissaient les vassaux de puissants voisins, par exemple des sultans de Bougie, eux aussi d'ailleurs de la famille des Hafsides, mais ne compliquons pas la situation outre mesure.

En 1304 précisément, après avoir reconnu l'autorité du sultan de Bejaia Abou L'Baka, le gouverneur de Ksantina Ibn El Amir, voulut revenir sous celle du sultan Abou Obeida de Tunis parce que son beau père, tombé en disgrâce à la cour de Bougie, s'était réfugié auprès du sultan tunisien. Les deux souverains hafsides se mettent donc en campagne : le premier pour reprendre, l'autre pour conserver Ksantina. Pour la proie si ardemment convoitée, cela va être le déclenchement en chaîne de toutes sortes de malheurs et de drames, de sorte que l'on pourrait intituler cet épisode, la tragédie des trahisons.

A l'approche de l'armée bougiote d'Abou L'Baka, le gouverneur ordonne la destruction du pont d'El Kantara, sommairement réparé après le siège de 1185, et il masse toutes ses forces du côté de la grande muraille que l'ennemi attaqua près de la porte Bab el Oued (aujourd'hui place de la Brèche). La vigoureuse défense rend indispensables les opérations d'un siège qui se prolonge. Alors, d'un fait de hasard apparemment sans importance, va sortir une sombre trahison, et elle va surgir de ces mêmes gorges d'où, en 1185, était venu le salut :

Près de la porte d'El Kantara, dans une de ces petites maisons peintes en bleu donnant sur les gorges, vivait un certain Ibn Monzah, apiculteur de son métier, homme des plus paisibles, une sorte de Père Tranquille, mais que la destruction du pont semble avoir vivement contrarié. Ses ruches avaient été dérangées et les abeilles vagabondaient malencontreusement. Un espion bougiote rodant par là entre en relation avec le mécontent et ce dernier se déclare finalement prêt à faire entrer une centaine de soldats ennemis par la porte d'El Kantara. Le pont est coupé, certes, et le gouverneur croyait Pouvoir laisser cette partie des murs sans surveillance ; mais il y a le sentier qui descend sur la grande voùte et que connaît bien Ibn Monzah parce qu'il mène à une source très fraîche jaillissant de la roche sur la rive gauche.

L'on attend une nuit sans lune et le tragique destin s'accomplit :

Ibn El Amir accourt vers El-kantara avec des guerriers d'élite pour exterminer les intrus. Abou L'Baka en profite pour se porter vers Bab el Oued où une deuxième trahison lui ouvre bientôt les portes. Et, une fois de plus, les horreurs du pillage se déchaînent sur la malheureuse cité. Mais il s'y était formé une élite de notables intelligents et avisés comme les Ben Konfoud et les Ben Badis qui savaient fort bien tourner, au besoin même en bons vers, le compliment flatteur susceptible de limiter des dégâts en désarmant la colère du vainqueur.

Et, comme nous le conte l’historien Ibn Khaldoun, le farouche vainqueur consentit effectivement à pardonner aux Ksantinis d'avoir soutenu un traître et, « sur une grande mule et couronne en tête, il fit son entrée dans la ville aux applaudissements de la population ».

Quand à Ibn El Amir : encore une trahison pour forcer sa retraite ! Décidé à vendre chèrement sa vie, il s'était retranché avec quelques fidèles compagnons derrière les murs de son palais à la Kasbah. Mais il eut le malheur d'écouter les promesses trompeuses d'un chambellan du vainqueur et se rendit. « On le fit, dit encore Ibn Khaldoun, aussitôt monter à rebours sur une mauvaise rosse et on le conduisit devant le sultan.

Sur l'ordre de celui ci, il fut mis à mort et son cadavre pendu à un pieu, resta exposé aux yeux du public pour lui servir de leçon et d'exemple.

Et tout cela ne serait peut être pas arrivé si l'on n'avait pas dérangé les ruches du Père Tranquille près de sa paisible petite maison bleue au dessus des gorges. Mais dans l'histoire tout comme dans la vie courante il n'est pas rare de voir de très modestes causes déchaîner parfois des effets d'une portée incalculable.

Vers 1525, la suzeraineté des Hafsides tunisiens sera supplantée par celle des Turcs. Constantine devint alors un Beylik dont le titulaire ou Bey était nommé par les chefs de la régence turque d'Alger. La Tunisie subit le même sort que le Constantinois, mais les rapports de bon voisinage que l'avènement de régimes identiques devait logiquement encourager, n'en furent pas moins fréquemment troublés par des querelles de frontière du fait que les tribus nomades des confins prirent la fâcheuse habitude de passer avec leurs troupeaux la ligne de démarcation d'ailleurs quelque peu flottante quand approchaient les collecteurs d'impôts escortés de janissaires bastonneurs.

En pays maghrébin comme ailleurs, le régime turc se caractérisa à quelques rares époques près par la stagnation et une léthargie progressive.

Pour le Constantinois, c'est une ère de paix relative trois sièges seulement en trois siècles qui valut tout de même à la cité forteresse du Rocher un certain prestige comme foyer intellectuel et artisanal. On en trouve des échos dans les dictons du célèbre Taleb ambulant Ahmed ben Youssef. Les poètes, les docteurs de la loi coranique et les talebs de la cité jouissaient d’un certain renom et ses artistes brodeurs, ses babouchiers et ses tanneurs, dont les derniers représentants disposent encore de nos jours de quelques cuves sur le bord des gorges près de Sidi Rached, étaient réputés à juste titre.

Le Rhumel a t il servi jadis à des échanges commerciaux comme pourraient le laisser croire les bateaux vus par le géographe El Bekel au 11 1 siècle « sur la grande rivière » ? Si bateaux il y avait, ils ont été sans doute de faible tonnage et ils ne devaient guère servir qu'au passage d'une rive à l'autre en aval, et en amont des gorges.


Constantine Assiégée par Mourad Bey de Tunis en 1710.

L’historien tunisien Abd El Aziz a fait le récit des événements. Ce compte rendu officiel comporte toutefois quelques détails frisant le merveilleux poétique des contes des « Mille et une nuits ». Ces éléments ont pourtant assez fortement impressionné les esprits pour que le folklore régional en ait conservé le fidèle souvenir.

Le héros de cette belle aventure épique est Ben Zekri, chef des courriers et de la cavalerie beylicale, ainsi que sa prestigieuse jument noire Halilifa, soeur presque jumelle du fameux cheval magique en bois d'ébène des contes orientaux. Et, ce qui nous intéresse plus particulièrement, les gorges du Rhumel vont encore jouer un rôle non négligeable dans la suite dramatique de ces événements. (La Dépêche de Constantine en a publié un compte rendu très détaillé dans « Dimanche Matin » du 6 juillet 1952).

En 1710 donc, les Tunisiens sous Mourad Bey, après avoir battu le bey constantinois Ali Khodja près du Kroubs, viennent assiéger la ville. Bientôt c'est la famine et surtout la soif, car l'été est particulièrement torride, et les citernes se vident rapidement. On parle de capitulation. Seul le Bach Seiar Ben Zekri opine contre la reddition. Il se déclare prêt à sortir de la ville et, sur sa jument noire Halilifa dont la rapidité et l'endurance tiennent du prodige, d'aller demander du secours à Alger.

Mais comment sortir de la ville dont les Tunisiens bloquent toutes les issues ?

Selon les indications de Ben Zekri, l'on confectionne de longues et solides cordes ainsi qu'un filet pour Halilifa et, une nuit sans lune, cavalier et monture se font descendre dans les gorges près de la grande cascade, seul endroit laissé sans surveillance vu la hauteur de la falaise jugée impraticable par les Tunisiens. L'exploit scabreux réussit. Halilifa, comme toutes les bêtes de grande race, a son mot secret (« tir » = vole !) qui, dit dans son oreille, lui fait rendre l'effort maximum.

Les secours tardèrent quelque peu parce que, à la même époque, les janissaires d'Alger avaient tenté une de leurs fréquentes révoltes locales contre le Dey. Mais les Algérois arrivèrent tout de même à temps pour sauver la ville assiégée où Ben zekri, toujours grâce à la vaillante Halilifa, avait apporté la bonne nouvelle assez vite pour que les assiégés, malgré leur extrême détresse, ne faiblissent point.

0n imagine sans peine l'accueil triomphal du héros : Youyous des femmes, sanglots de tendresse admirative et reconnaissante, cavaliers et montures couverts de baisers, de caresses, de fleurs et de rubans multicolores. L'aventure fut assez sensationnelle pour que le folklore régional la célébrât en un beau poème que Charles Féraud, officier interprète de l'armée française, put recueillir encore 160 ans plus tard :

« Chut ! Voici l'armée d'Alger ! C'est Ben Zekri qui l'amène »
« Ben Zekri, l'intrépide cavalier, »
« monté sur Halilifa, la mignonne, la soyeuse ».
« Halilifa va paître avec les gazelles et revient avec les vaches »
« Elle se lève le matin et dîne avec le Sultan.»
« Sa litière est drapée de soie.»
« On emmaillote son corps avec de la mousseline,»
« Ben Zekri la parfume à l'eau de rose,»
« elle boit du lait et son orge est arrosée de miel et de lait d'amande.»
« Quand Ben Zekri entrera au paradis d'Allah,»
« Halilifa suivra son maître et sera joyeuse parmi les houris ».


Mais la reconnaissance des Constantinois alla plus loin : Le coursier noir qui bondit au dessus des armoiries de la cité n'est autre, selon la tradition locale, que Halilifa, l'héroïne de ce mémorable siège de 1710.